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Entretien avec Charles Kouyoumdjian – Séniors porteurs de fruits

Publié le 24 janvier 2025 à 09:56:47

1. Pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Charles Kouyoumdjian, je suis marié, j’ai trois enfants et cinq petits-enfants. Je suis marseillais d’origine. On peut dire que j’ai eu une vie en deux parties de vingt ans chacune. J’ai été vingt ans professeur en Suisse, c’est une longue histoire. Je travaillais là-bas et j’étais aussi engagé parmi la jeunesse et dans les Églises. Et puis, au bout de ces vingt années, avec ma femme, nous avons quitté la Suisse pour venir prendre la direction d’un centre chrétien près d’Aix-en-Provence qui s’appelle « L’Eau Vive Provence ». C’est un centre qui existe encore et qui propose un accueil pour du ressourcement, des séminaires, de la formation, etc. En même temps, j’ai aussi fait partie de l’équipe fondatrice de l’Association des conseillers chrétiens (ACC) en relation d’aide. Il se trouve que pendant ces nombreuses années à l’Eau Vive, dont je suis d’ailleurs encore le président, on a développé des séjours pour les séniors qui s’intitule « Seniors pour Christ ». De ce fait, j’ai commencé à côtoyer les séniors, à bien les connaître et à vivre de belles choses avec eux. Je suis moi-même maintenant un senior [rire], j’ai 77 ans.

[NDR : L’Eau Vive propose deux sessions pour les seniors, une en juin et une en septembre. Plus d’informations seront bientôt disponibles sur leur site : https://eauviveprovence.com]

2. Pourquoi s’adresser spécifiquement à un public plus âgé dans votre ouvrage ?

C’est un peu le fruit de ma fréquentation avec eux, de nos échanges, de mes observations. La période particulière due à la Covid que nous avons tous traversée a été un peu révélatrice pour moi. Elle m’a fait comprendre combien les seniors – c’est un bon terme pour dire les aînés dans les Églises ou les vieux tout simplement, il faut être réaliste – ont été mis de côté. Je me rappelle l’exemple des Ehpad où il était interdit d’avoir de contact avec eux. Il n’y avait rien pour eux et c’était en somme « cachez-vous », « disparaissez » et ça, ça m’a pas mal interpelé et je l’ai aussi mis en relation avec le monde chrétien dans lequel on vit. Alors je me suis dit : « Il faut que je m’adresse à eux d’une autre façon » et puis j’ai écrit ce livre.

3. Pourquoi Abram/Abraham est un bon exemple de l’appel de Dieu qui s’adresse aussi aux plus âgés ?

Dans un premier temps, on va dire parce qu’Abraham est lui-même un senior. Quand il commence son périple, il est âgé de 75 ans donc c’est un senior. Il faut bien sûr remettre cela dans le contexte de l’époque qui est différent du nôtre. Ce qui me surprend, c’est que Dieu choisit un homme de plus de 70 ans pour le mettre en mouvement et pour lui dire : « tu vas quitter ton environnement, tes points de repères, là où tu es, où tu as tes habitudes et tu vas partir. Et à cause, ou grâce à ça, tu vas être une bénédiction. » Alors je me suis posé la question : est-ce qu’Abraham est une exception ? Est-ce qu’aujourd’hui une personne âgée qui a plus de 70 ans peut être appelée par Dieu de la même manière ? La réponse pour moi est oui, elle peut être appelée à emprunter un chemin nouveau, à aller vers l’inconnu et bien sûr pas que physiquement. Elle peut être appelée à se mettre en mouvement à l’intérieur, être orientée d’abord vers Dieu et ensuite être orientée vers les autres.

C’est vrai que quand on parle avec les seniors, souvent il y a une objection, ils disent : « je suis trop vieux ; je suis trop fatigué ; je suis trop limité. » Alors pourquoi prendre l’exemple d’Abraham ? Parce que quand on lit Romains 4 dans la Bible, on voit que Dieu fait une promesse à Abraham, mais la réalité est que sa femme est âgée et qu’elle ne peut pas avoir d’enfant et lui, il a près de 100 ans. La Bible nous dit que son corps était usé, c’est un principe de réalité et Abraham est un senior qui aurait pu renoncer à cause de son âge, mais il décide de faire un autre choix. Il nous est dit qu’il a cru en Dieu et que Dieu peut faire des choses incroyables, il peut amener à l’existence ce qui n’existe pas. Alors je pense qu’Abraham est un exemple type pour tout senior parce qu’il va commencer par regarder et faire un premier constat : « je ne peux pas, c’est trop tard, je n’aurai pas le courage, et puis mon âge, etc. », mais le deuxième constat est de dire « je crois ! » et alors il entre dans une démarche de foi et il va commencer à découvrir ce que Dieu peut faire à travers lui, même à son âge.

4. Quelle place pour les seniors dans nos Églises aujourd’hui ?

Ah oui, ça c’est une très très bonne question. Dans toutes les Églises il y a des seniors. Normalement il y a des seniors, il y a même des Églises qui ne sont composées que de seniors, mais ça c’est une petite boutade. On va dire que dans les Églises, les seniors ne sont pas mal, ils ne sont ni maltraités, ni méprisés, mais souvent ils sont enfermés dans une case et on ne leur demande plus rien. On pourrait presque dire que souvent dans l’Église, dans nos Églises, les seniors sont transparents. Bien sûr, on ne peut pas leur demander de s’engager dans des activités qui demandent de la force, de la disponibilité, on les protège d’une certaine façon, mais le problème c’est qu’en les protégeant, on ne leur demande plus rien et c’est ça le problème. On ne leur demande rien et ils ne réclament rien, et tout le monde est content.

Je pense que la place des seniors c’est autre chose. Elle est très importante dans l’Église pour les raisons que je développe dans le livre. Elle est importante, d’abord pour eux, pour qu’ils ne tombent pas dans des paroles telles que « je ne sers plus à rien, je suis inutile, on ne me demande rien donc je ne vaux rien, etc. » Elle est aussi importante pour l’Église qui doit prendre en compte le potentiel spirituel que représentent les seniors et qui souvent n’est pas pris en compte.

5. Qu’est-ce que le détachement ? En quoi est-il profitable pour notre vie de foi, et pas seulement pour les seniors ?

J’ai réfléchi par rapport aux seniors, mais on peut appliquer le détachement à chacun d’entre nous. Ce qu’on appelle le détachement, c’est ce qu’on appelle aussi le lâcher prise d’une certaine façon. Il est d’autant plus important pour le senior qui dit « je ne peux plus courir, sauter, faire du sport, etc. », « je ne peux plus bien entendre, je ne vois plus correctement », ce qui représente un problème dont il faut se détacher. Ça veut dire accepter que les choses ne soient plus comme avant ; pour nous tous, ça veut dire accepter de changer et pour les seniors, ça veut dire accepter de ne pas s’enfermer dans les regrets, dans les souvenirs, tout ce que je pouvais vivre avant et que je ne peux plus vivre, tout ce que je pouvais faire et tout ce que je ne peux plus faire, etc. Le détachement c’est tout ça et même pour quelqu’un qui n’est pas senior, le détachement c’est abandonner une chose pour aller vers autre chose.

On pourrait définir ainsi le détachement, lâcher quelque chose pour autre chose, et c’est bien dans le fond la définition de la foi. L’épître aux Hébreux nous dit que la foi c’est la démonstration de ce que je ne vois pas, donc je vais me détacher de ce que je vois et me laisser entraîner par Dieu vers autre chose et cet autre chose, c’est être actif dans la foi. Dieu ne prend pas les seniors comme on prendrait un enfant par la main pour les infantiliser, mais le senior est actif dans cette démarche et j’appellerais ça la surprise de la foi. En somme, le senior peut dire : « Je ne sais pas où Dieu m’entraîne mais j’y vais. Je ne sais pas comment il va m’utiliser mais j’y suis prêt. » Je pense que les seniors, et chacun d’entre nous, devraient découvrir cette part d’excitation dans la foi : je ne sais pas où je vais, mais j’y vais parce que ça va être quelque chose de différent de ce que je vis maintenant et les seniors doivent comprendre aussi que cette démarche d’« aller vers » n’est pas réservée aux jeunes. Elle est aussi pour eux, elle leur est aussi offerte.

6. Est-ce un défi de regarder en avant quand nous avons plutôt envie de regarder en arrière ? Pourquoi ?

Ah oui ! Alors là c’est le grand défi des seniors, et surtout quand ils avancent en âge parce qu’on a tous envie de regarder en arrière et encore plus aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux et tout le reste. Il est tentant d’utiliser le mot « avant » : « C’était mieux avant ; avant il y avait du respect ; avant les jeunes écoutaient les personnes âgées » et aussi dans l’Église : « Avant on chantait de beaux cantiques ; avant on comprenait ce qui était dit ». Enfin, ça c’est un vrai défi pour les seniors de vivre le « maintenant ». C’est plus facile de regarder en arrière et d’idéaliser le temps ancien qui nous paraît si beau ; au fur et à mesure qu’il s’éloigne on s’enferme dans le passé alors qu’il faut vivre l’aujourd’hui. Bien sûr, il ne faut pas non plus tirer un trait sur le passé, je dirais plutôt qu’il faut remettre de l’ordre dans la vie. Ce que je dis là est en relation avec les saisons de la vie : on peut être dans l’automne de notre vie et dans notre tête passer du temps dans le printemps, mais le problème c’est que le printemps, il n’est plus là, il n’existe plus ; j’appelle ça un désordre de la vie. Remettre de l’ordre dans la vie, c’est dire : « je n’oublie pas le printemps, mais je vis aujourd’hui » parce qu’à force de fixer son regard sur le passé, on ne vit plus dans le présent. La saison dans laquelle on est aujourd’hui est une saison à part entière et chaque saison est à vivre pleinement. Donc on doit vivre notre saison présente pleinement et les seniors doivent (apprendre à) le faire.

7. Quelle est notre espérance ? Quel effet produit-elle sur notre vieillesse ?

Pour moi, l’espérance c’est regarder en avant. Un senior peut laisser passer le temps et le temps passe jusqu’à la mort ; il vit, certes, mais on pourrait dire qu’il vit sans espérance. Je crois qu’il y a deux sortes d’espérance pour les personnes âgées. Il y a une espérance que j’appellerais immédiate qui nécessite un effort pour essayer de comprendre ce qui se passe et essayer de s’ouvrir aux autres. Si je vis dans cette espérance immédiate, je vais pouvoir m’ouvrir aux enfants, aux jeunes, aux jeunes couples, à tous ceux qui sont autour de moi plutôt que de me refermer sur moi-même ; ainsi, je vais pouvoir être un porteur de bonnes nouvelles. Comme l’indique le titre du livre, je vais porter du fruit aujourd’hui, dans l’espérance que ce fruit va être utile à ceux que je croise, c’est ça être un senior dans l’espérance immédiate : je ne suis pas rien, je suis porteur de fruit.

Et puis il y a une autre espérance que les seniors connaissent bien car ils savent que la vie est courte, que les temps heureux sont brefs et qu’arrive le moment où il faudra partir. Là aussi l’espérance en Jésus-Christ nous évite de nous accrocher à la vie de façon morbide. On dit que ce qui nous attend c’est le meilleur. Ça veut dire que notre corps se dégrade, c’est difficile, c’est parfois compliqué, mais je sais que tout ça va être changé, que les larmes vont être essuyées, que la vie nouvelle est devant moi et que tout sera incomparable, alors je l’attends avec espérance. C’est important pour beaucoup de seniors parce qu’ils voient leur corps se dégrader, mais il faut que l’espérance de la vie renouvelée les porte jusqu’au bout.

8. Quel encouragement, quelle exhortation voudriez-vous laisser à nos lecteurs ?

C’est pour cela que j’ai écrit ce livre. J’ai rencontré beaucoup de seniors, j’ai parlé avec eux, on a échangé, on a ri, on a pleuré, on a partagé plein de choses, mais ce que j’aimerais dire aux seniors c’est : réagissez ! Ne vous laissez pas aller. Il y a un appel sur votre vie que j’appelle l’appel d’Abraham, alors acceptez de vous mettre en mouvement et laissez Dieu vous conduire afin que vous portiez du fruit. Laissez votre cœur se remplir de tout ce qui est préparé pour vous car vous avez encore un rôle important à jouer. Il est différent, ce n’est pas le même qu’avant mais il est important. Regardez vers l’avant, laissez derrière ce qui est derrière. Comme le dit Paul, « je cours vers l’avant ». Sachez, seniors, que, à tous points de vue, le meilleur est devant vous avec le Seigneur. Voilà ce que j’aimerais leur dire.